Atelier clinique Puls-médecine du 8 décembre 2021 :
« Accueillir la précarité »
Ce deuxième atelier va aborder notre thème de l’année « ce qui se traite, du corps » sous le prisme de la précarité, une précarité envisagée au-delà de toute histoire familiale ou sociale difficile, au-delà de toute difficulté d’accès aux soins et/ou de manque d’hygiène – une précarité singulière propre à chacun, une précarité référée au manque qui fait de chacun un être unique en son style et en son genre, sujet d’un corps qui lui est propre, corps traversé par une langue qui lui est toute singulière et qui lui échappe pour une part.
Etre dans la précarité est souvent associé à être dans le besoin… Mais quand il s’agit d’interroger « ce qui relève du Sujet », il y a lieu d’accueillir « ce qui manque » pour ouvrir à la demande et au désir. Maintenir le sujet dans une position précaire – au sens social du terme – entretenir sa position de victime, c’est maintenir le sujet en position d’objet… finalement « objet du besoin ». Visons plus loin. Sortons la précarité de son statut social pour redonner au sujet dignité – et parier sur les effets de la rencontre.
L’époque actuelle témoigne d’une précarité grandissante malgré des aides octroyées face à l’aggravation des conditions sociales et des conditions de travail. C’est un fait. L’hôpital ne cesse d’ailleurs d’en recueillir les effets. Si des aides et des restructurations sont nécessaires – « essentielles » même ! – elles ne peuvent pas pour autant se substituer à ce qui relève d’une précarité toute singulière, inhérente à la construction subjective elle-même. La précarité pousse à en vouloir toujours plus. Et c’est peut-être là aussi le propre d’un sujet qui désire… et qui est pousser à la demande. Nous savons que d’un point de vue psychique la quête de satisfaction est toujours veine : « les sujets ne se satisfont jamais de ce qu’ils sont… »[1] et de ce qu’ils ont. Le corps en porte la marque.
En effet, « le corps réagit aux mots, qu’ils soient prononcés par l’Autre ou pensés par le sujet lui-même. Il sert de marqueur, de fixateur, comme s’il était plus simple pour l’inconscient de « se servir » du corps pour traiter ce qui ne peut se dire ».[2]
Le corps est donc pris dans les signifiants qui gouvernent notre histoire.
« Le corps de l’être parlant est parlé, marqué par eux, par leur matière sonore, par les modulations de la voix. Le corps est noué à la parole, non séparé d’elle. Il en subit l’incidence traumatique sans le savoir, c’est le symptôme qui en porte la trace… Cette prégnance du signifiant sur le corps, sa marque singulière, ouvre le champ d’une analyse. Le corps n’y est plus au titre de l’organisme mais de ce qu’il dit en tant que corps vivant, pris dans la trame qui l’a fait sujet ».[3]
Le corps n’échappe donc pas à cette logique parce qu’il est de part en part traversé de parole et de langage. Parce qu’il est parlé et parlant, le corps se construit par l’image – une image propre – prise dans des représentations forcément idéales auxquels le sujet tient et qui participent du lien social.
« Le parlêtre adore son corps parce qu’il croit qu’il l’a. En réalité il ne l’a pas, mais son corps est sa seule consistance – consistance mentale bien sur – son corps fout le camp à tout instant ».[4]
Le corps n’est donc pas qu’image, c’est aussi l’Autre qui l’anime, « l’Autre, c’est le corps »[5] avançait Lacan. Aussi le réduire à l’organisme et à ses organes, c’est passer à côté de ce qui le vivifie ou à l’occasion le mortifie.
La médecine se préoccupe de cet organisme qu’elle découpe en organes négligeant souvent qu’une autre scène joue sa partie. Le corps est bien fait de pièces qui se répondent, s’emboitent, s’organisent ensembles et s’expliquent mais cette réalité objective entretient notre idéal d’unité. Si la psychanalyse prend en compte cette représentation médicale et scientifique, elle invite à interroger le corps au-delà de l’image, à percevoir que ce qui sous-tend l’image du corps est une étrangeté qui nous fait tous de possibles précaires.
« On ne s’aperçoit pas que le corps est fait de pièces détachées, tant qu’on reste captif de sa forme, tant que la prégnance de la forme impose l’idée de son unité ».[6]
Les sentiments d’étrangeté dans le corps sont fréquents en médecine – quel que soit l’affection ou la lésion qui pourrait les déclencher. Cette étrangeté doit alerter les soignants, requérant avis et/ou traitement. Aussi, reconnaître la précarité, c’est rendre possible la rencontre. A partir delà, le patient se sentira reconnu, entendu et un travail pourra se réaliser. Nous avons à accueillir toutes les variabilités possibles des précarités. L’unité du corps, de sa forme et de sa solidité, est illusoire et peut se rompre à tout instant. Les mots seront à trouver dans l’accueil des patients pour redonner au corps une certaine consistance au-delà de sa forme et de son image.
Comment accueillir bien souvent en urgence ces précarités ? Comment un effet d’apaisement est-il possible ?
Nous poursuivrons cette réflexion à partir de vignettes cliniques de soignants.
[1] Lacan J. (1964) Le Séminaire Livre XI, « Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse », Paris, Seuil, Coll. Champ freudien, 1973, p.151
[2] Bonnaud H., « Le corps pris aux mots », paris, Navarin-Le Champ Freudien, pp.9-22.
[3] Ibid.
[4] Lacan J., (1975-76) Le Séminaire Livre XXIII, « Le sinthome », Paris, Seuil, 2005, p.66.
[5] Ibid.
[6] Miller J-A., « Pièces détachées », Revue La Cause freudienne, 2005, n°60, Paris, Seuil, pages 151 à172