A ce 3ème atelier, nous recevrons deux invités dont les exercices sont forts différents mais qui, nous le parions, arriverons à se rejoindre. Ils viendront témoigner de leur pratique sous notre thème : « Tyrannie de la demande ». Qui de l’un viendra éclairer l’autre ? Nous le verrons !
Nous aurons l’honneur d’accueillir :
Le Docteur Tommaso de Giorgis, Pédiatre, exerçant aux urgences pédiatriques du CHU de l’hôpital Sud et endocrinologue, et
Bernard Ellert, artiste et ami, auteur du tableau resté encore caché derrière les alvéoles ou les vacuoles de nos affiches d’ateliers et de colloque. En effet, derrière nos affiches, reste quelque chose de caché que nous vous révélerons progressivement avec enthousiasme.
Nous faisons le pari pour ce 3ème atelier que peut se nouer la question de l’urgence – qui plus est à l’heure contemporaine – avec la « tyrannie de la demande ».
Entrons.
« L’urgence, en soi, est une dictature » avance François Leguil par l’exigence de réponse qu’elle impose. Là où elle ne devrait être qu’une variable, elle est devenue une réalité de tout premier ordre. Les soignants s’épuisent à tenter de répondre à une demande qui leur semble de plus en plus féroce, demande qui vire même parfois à la tyrannie : une demande qui se mue en commande.
Quels sont les ressorts de cette course ?
Bien au-delà du seul traitement de l’affection, en ces lieux des histoires inédites se déposent, des liens nouveaux se créent et de nouveaux horizons parfois se dessinent. Les services d’urgence sont l’opportunité de rencontres possibles là où, peut-être, elles ne sont plus possibles ailleurs.
Si les services d’urgences n’ont pas le monopole de l’urgence, ils sont le symptôme d’une course généralisée propre à l’époque.
En ce début du XXIème siècle, alors que se montre et s’éprouve un délitement du lien social, les uns et les autres affluents vers ces services.
Mais que viennent-ils – vraiment – demander ?
En 1958, Lacan avançait que « demander, le sujet n’a jamais fait que ça, il n’a pu vivre que par ça, et nous prenons la suite ».
Pouvons-nous encore accueillir aux urgences ?
Nos invités vont se faire entendre et nous explorerons, avec eux, leurs inventions pour suspendre le temps, dès qu’ils le peuvent.
Emmanuelle Borgnis Desbordes et David Briard
L’argument :
Tyrannie de la demande, forclusion du temps de comprendre, déni de l’altérité
« L’urgence, en soi, est une dictature » avance François Leguil par l’exigence de réponse qu’elle impose. Là où elle ne devrait être qu’une variable – il y a parfois à répondre à quelques situations urgentes, vitales, en médecine – elle est devenue une réalité de tout premier ordre, réalité construite de toute pièce, nouveau timing qui organise le soin et la mise au pas de tous les soignants : les protocoles ne viennent que renforcer cet état de fait. Alors que la demande explose, les médecins sont finalement de moins en moins joignables, toujours pris ailleurs, jamais vraiment là. « Prendre du temps » pour accueillir un patient est devenu un luxe. Les consultations en « 7 minutes top chrono », les injections en « 2 minutes top chrono », les toilettes en « 4 minutes top chrono ». Les soignants s’épuisent à tenter de répondre à une demande qui leur semble de plus en plus féroce. La demande vire à la tyrannie et se mue en commande. Quels sont les ressorts de cette course qui ne laisse plus de temps à la moindre ponctuation ? Or le temps passé aux urgences, le temps pris par chaque professionnel pour accueillir, entendre et prendre en charge, devrait pouvoir réintroduire ce temps pour comprendredisparu – parce qu’en ces lieux des histoires inédites se déposent, des liens nouveaux se créent et de nouveaux horizons parfois se dessinent. Les services d’urgence sont l’opportunité de rencontres possibles… si seulement, elles pouvaient le rester !
Les services d’urgence – bien au-delà de toutes les politiques de santé – sont devenus de nouveaux lieux d’adresse pour chacun, garant d’un accueil et d’un lien social qui n’est plus assurés ailleurs. Le nouvel engouement pour ces lieux dépasse sans nul doute la question de la permanence des soins. Il est le signe d’une quête toute autre : la garantie d’une présence continue.[1] Prenons ces lieux comme une réponse à une nécessité de « faire du deux ». Aujourd’hui, le lien social tend à se déliter – coupure plus que séparation d’avec l’Autre – et les sujets n’ont jamais été si isolés : ils font appel, là où ça ne répond plus. Comment réintroduire de l’altérité dans ce règne de l’Un, si propre à l’époque, « faire du 2 » là où il n’y plus que du 1 ? Comment relancer une dialectique, là où le signifiant de l’identification a fichu le camp (le S1) au profit d’une pluralisation qui ne dit rien de chacun, si ce n’est son égarement [2] – autant celle des patients que des soignants.
Aux urgences, il y a toujours de la lumière, nuit et jour… ce qui garantit à tous, une présence continue de quelques-uns – la possibilité d’un lien. Le soignant, par sa seule présence, offre la possibilité d’une rencontre, suscite du 2 et, nous pourrions l’espérer, la construction d’un savoir nouveau – bien au-delà du traitement de l’affection présumée pour laquelle un patient – ou une famille – est venu. Pour que du transfert entre en jeu, engage et déplace, il lui faut bien quelques conditions. Et la mise de chaque professionnel sera toujours décisive – avec ce qu’il est, avec son style, avec le temps qu’il pourra prendre et s’autoriser.
Ce temps de la construction d’un savoir nouveau, Lacan l’a déplié en une fonction logique qu’il décline en trois moments : l’instant de voir, le temps pour comprendre et le moment de conclure.[3] Entre l’instant de voir et le moment de conclure, Lacan insère un temps de comprendre décisif, temps de décompression, de déconstruction de ce qui se donne à voir, temps d’élaboration aussi par le soignant lui-même de ce qui se joue au-delà de ce qui se montre. Mais aujourd’hui, l’urgence généralisée court-circuite le temps pour comprendre et se fond en moment de conclure. La réduction drastique du temps pour comprendre [4] est signe de l’époque et laisse les professionnels exsangues.
Le temps, il est à prendre. Le moindre signe du corps doit pouvoir être resitué dans une histoire pour être décrypté, décodé, traduit, étoffé, précisé – un corps toujours « pris aux mots »,[5] corps parlant « qui n’est pas unitaire comme l’imaginaire le fait croire ».[6] Ce qui affecte le corps ne peut se lire que dans les conditions d’une dialectique.
« Le corps de l’être parlant est parlé, marqué par eux, par leur matière sonore, par les modulations de la voix. Le corps est noué à la parole, non séparé d’elle. Il en subit l’incidence traumatique sans le savoir, c’est le symptôme qui en porte la trace… Cette prégnance du signifiant sur le corps, sa marque singulière, ouvre le champ d’une analyse. Le corps n’y est plus au titre de l’organisme mais de ce qu’il dit en tant que corps vivant, pris dans la trame qui l’a fait sujet ».[7]
Nous ne pouvons négliger que dans l’accueil réservé aux patients dans les services de médecine, de la rencontre peut avoir lieu, des situations cliniques se débloquer et des histoires peut-être même se rectifier.[8] Des professionnels de santé viendront témoigner de leurs trouvailles pour déplacer la fixité du symptôme – malgré l’urgence généralisée – et de l’autorisation qu’ils se sont donnée dans leur accueil.
[1] Cf. Arrimage S1-S2 référé à l’enseignement de Lacan.
[2] Cf. Réflexion de Miller J-A « Cinq remarques au cas présenté par Nathalie Crame » Hebdo-Blog 276, 3 Juillet 2022. https://www.hebdo-blog.fr/
[3] Lacan J., « Le temps logique et l’assertion de certitude anticipée, Un nouveau sophisme » (1945) in Ecrits, Paris, Seuil, 1966, p. 204.
[4] Ibid.
[5] Bonnaud H., « Le corps pris aux mots – Ce qu’il dit, ce qu’il veut », Paris, Navarin Editeur, 2015.
[6] Cf. Miller J-A., « L’inconscient et le corps parlant », Revue de psychanalyse La Cause du désir, 88, 2014, pp.103-114.
[7] Bonnaud H « Le corps pris aux mots », op.cit. pp.9-22.
[8] Cf. Réflexion de Dominique Laurent sur la question de la « rectification subjective ». Son article : « Dire pour être », Focus vers les J52 – 52èmes Journées de l’Ecole de la Cause freudienne les 19 et 20 novembre 2022, Article en ligne Site des Journées, 4 juillet 2022 https://journees.causefreudienne.org/dire-pour-etre/