Puls #5, 3 ateliers sur le thème  : « Le corps, ses découpages et ses affects »

Date des ateliers : les mercredis 7 février, 27 mars, 15 mai 2024

Argument 2023-24

Pas un article ou une émission qui ne parle de difficultés d’accès aux soins, de difficultés à trouver un professionnel de santé disponible. Le 15 est devenu le recours systématique, la seule plateforme d’orientation qui réponde à toutes les urgences.[1] (Cf. Puls 3) Si le centre 15 a remporté en quelques années un vif succès, les professionnels du 15 sont eux débordés, de plus en plus en difficulté pour répondre au mieux, contraints de trier les vraies urgences des autres. Ils ont le sentiment de perdre le cœur de leur métier – l’accueil attentif à chaque demande – pour une gestion du nombre. L’époque, qui est plutôt au besoin rapide de réponse, ne fait que majorer le problème. Trouver un médecin, avoir un nom de médecin, étant devenu de plus en plus difficile, le recours à des dispositifs d’accueil sans rendez-vous est de plus en plus privilégié. 

Puls-médecine a mis au travail ce rapport à l’immédiateté propre à l’époque, ses ressorts mais aussi ses impasses. Si les soignants répondent comme ils peuvent à l’afflux de demandes, ils disent aussi leur frustration de ne plus exercer leur métier comme il l’aimerait.[2] (Cf. Puls 4) L’affolement est généralisé. Derrière l’inflation des demandes, des patients déboussolés qui n’ont jamais eu pourtant autant besoin d’être accueillis. A défaut, ils réclament, ils exigent. Ils veulent un corps qui marche – un « vrai » – qui n’entrave pas leur course quotidienne. Ils veulent un nom, une profession, un avis, rapidement. Ne demandent-ils pas juste des mots qui comptent pour calmer leur inquiétude ? Que s’est-il passé pour en arriver à une telle spirale ? Le développement des nouvelles politiques de santé et leurs modalités d’accès aux soins n’ont-elles pas fini par orienter les patients… dans leurs attentes, leurs besoins, leur urgence ? Assistons-nous à une nouvelle modalité d’adresse et/ou une nouvelle modalité de jouissance ? Le paysage est aujourd’hui fait d’immédiatetés, de traitements rapides de tel ou tel symptôme, de morcellements des corps. Et chaque bout de corps problématique demande traitement rapide – autant d’instantanés auxquels la médecine a à faire.  Ces sujets d’aujourd’hui sont à prendre en compte et demandent à ce que chacun s’interroge sur le mode de réponse qu’il peut y donner. Puls-médecine en proposera une lecture possible.

Pouvons-nous si facilement découper le corps des patients en corps médical, en corps biologique, en corps génétique, en corps DSM, en corps découpé par l’intelligence artificielle… ? Quels sont les modalités de ces découpages, leurs effets ? Et puis de quel corps parlons-nous ? Ces découpages sont des « faits de langage » : « le langage est un corps subtil »[3] et il devrait « vous épatez plus » ![4] Étudions ces découpages.

De ce découpage, nous en voyons les effets : les demandes faites à la médecine ne cessent de s’accroître, les symptômes de proliférer…et l’angoisse de déborder. Ce découpage est signe d’un déni comme si le corps n’était pas traversé de la parole et du langage qui l’élève à tout autre chose qu’un simple organisme physiologique. Et pourtant le corps est affecté. Lacan a pu décliner les affects de tristesse, d’angoisse voire de colère qui l’éprouvent. Hélène Bonnaud, parle d’un corps « touché, affecté par la parole » : « honte, inhibitions, maladies, peurs, boulimie, anorexie, douleurs, addictions en signalent l’impact. Le psychanalyste prend le corps au mot ».[5]

Les professionnels de santé qui répondent au mieux à l’inflation des demandes sont bien souvent pris eux-mêmes dans cette urgence d’une réponse adéquate, d’une proposition de soins la plus adaptée qui soit. Bien souvent, c’est l’angoisse qui mène les patients jusqu’à la consultation. Et si nombreux professionnels de soin connaissent le pouvoir de l’accueil de la parole et de la singularité, leur réponse est-elle toujours pour autant désangoissante ? L’inflation des demandes au 15 est symptomatique. A l’heure de la quête généralisée des satisfactions et au refus croissant des frustrations, les êtres se fourvoient quant à leur appréhension du corps. Et réparer un bout ou un autre de ce corps morcelé ne va bien sûr pas suffire à lui (re)donner cette « unité » – factice. 

Aujourd’hui, « la vie immédiate est organisée – autour de ce que Lacan appelait – l’objet plus-de-jouir… » et cela a des conséquences sur le rapport de chacun au corps : « le corps devient mon seul bien propre dont je fais ce que je veux » – et cette « autorisation » que chacun se donne ne relève pas du désir mais plutôt de la jouissance.[6]

Ces « faits », sont des « faits de discours » et ont pour conséquence la démultiplication des « pratiques de corps ». Autrement dit, nous avons un signifiant qui vient épingler le corps – disons le nommer – et rapidement une pratique adéquate lui est associée. Et nous voyons proliférer des pratiques pour chaque bout de corps. Dans cette adaptation généralisée et les consultations se multiplient mais le symptôme – et l’angoisse qui l’anime – persiste, éventuellement se déplace, insiste. Ce qui tend à être occulté est l’affect. Lacan appelle « affect », « l’effet corporel du signifiant », un affect qui dérange les fonctions du corps vivant.[7] En effet, le corps est affecté ce qui objecte à toute appréhension du corps comme « unité » et en garde la trace. Les sollicitations faites au monde médical doivent être interrogées en rapport avec la subjectivité de l’époque, ce « droit à la jouissance » qui tend à se généraliser et ses effets sur l’appréhension des corps. Plus la trace laissée dans le corps du fait d’être un sujet qui parle tend à être occultée plus elle joue sans sa partie. 

Aujourd’hui, de moins en moins de crédit est accordée à la langue (langue de l’Autre dont le sujet est de plus en plus coupé) le laissant en proie avec un corps qui – contre toute attente – ne trouve plus ses limitations.[8] Les mots n’arrivent plus – et ne sont plus convoqués d’ailleurs – à répondre aux excès de la jouissance des corps.

Les soignants sont de plus en plus convoqués à accueillir les effets dans le corps de ce défaut de considération de la parole.  Qu’est-ce qui peut bien faire limitation quand, du côté de l’Autre, ça ne répond plus ? Les soignants sont-ils les mieux placés ou formés pour y répondre ? S’agit-il de nouvelles modalités de symptôme qui auraient valeur de demande aux psys ? 

Pourtant, ces soignants sont aux avant-postes pour y répondre. 

Quels seront les nouveaux éléments de repérage ? Est-il toujours nécessaire de multiplier les examens médicaux comme si un bilan médical le plus complet possible pouvait venir faire « garantie » et participer de désangoisser le patient ? A partir de quand, les soignants repèrent la nécessité de prendre du temps avec un patient plutôt qu’avec tel autre. Qu’est-ce qui peut faire « consistance » face à ses corps morcelés ? Il y a là un choix éthique. A ne pas le faire, l’entendre, le repérer, la réponse ne sera que la démultiplication des demandes, leur insistance, la répétition des symptômes, la résistance par le symptôme.

Nous ne nous adressons plus aux mêmes corps. Le corps a changé, il n’est plus habité des mêmes discours et circuits de jouissance. C’est l’Autre du discours, l’Autre social, l’Autre de l’époque, qui tend à rabattre le « corps parlant » à un pur organisme physiologique. Le corps parlant pourtant est là, réagissant aux signifiants, découpé par la pulsion, parlant d’avoir été parlé. Lacan le représentait par trois consistances qui tiennent ensemble. Ces consistances n’ont plus le même rapport entre elles aujourd’hui. Comment tiennent-t-elles ensemble ? 

« A l’ère de l’égalité forcée, entre les êtres et entre les sexes, le corps est devenu plus que jamais support à une identité qui vaille ».[9] Et pourtant ce même corps apparait comme ce à partir de quoi le sujet va pouvoir se construire un destin. Comme si « au commencement était le corps… » et que lui seul pouvait donner garantie d’existence hors langage, hors signifiant.

Le corps, sa surface et son unité factice, semble être devenu le support d’une identité « qui vaille » alors qu’il n’est que le signe du repli – les symptômes, eux, à le nier, prolifèrent. Effet de l’époque ?

L’époque met en évidence une disjonction de plus en plus grande entre les mots et le corps, séparation consécutive à « l’inconsistance de l’Autre »[10] qui ne joue plus sa mission d’ordonnancement. Or « ce qui affecte le corps ne peut se lire que dans les conditions d’une dialectique »[11]. Aujourd’hui, le corps semble être ce qui nous reste pour donner un sens à notre existence. Nous pourrons y revenir dans les ateliers et surtout l’illustrer par des vignettes cliniques.

La psychanalyse nous est d’un solide appui pour interroger dans nos pratiques l’accueil toujours particulier que nous réservons à chaque patient pour civiliser la jouissance. Nous mettrons au travail ce thème du corps, ses découpages et ses affects cette année grâce à trois rencontres avec des professionnels de santé en prise directe avec le terrain.


* David Briard est médecin pédiatre, responsable du service Grands Enfants Adolescents au CHU de Rennes, psychanalyste.

Emmanuelle Borgnis Desbordes est enseignante,  Maitre de Conférences, Habilitée à Diriger des Recherches (HDR) à l’université Rennes 2, Laboratoire RpPsy 4050 Recherches en psychopathologie et psychanalyse, chargée d’enseignement à la faculté de médecine de Rennes et psychanalyste, Membre de l’Ecole de la Cause freudienne (ECF) et de l’Association Mondiale de psychanalyse (AMP).

[1] Argument Puls 3 en ligne : https://www.santementale.fr/evenement/cliniques-de-l-urgence-grandes-manoeuvres-et-petits-arrangements/ 

[2] Argument Puls 4 en ligne : https://medecine.univ-rennes.fr/actualites/colloque-pulsmedecine

[3] Lacan J. (1953) « Fonction et champ de la parole et du langage » in Ecrits, Paris, Seuil, 1966.

[4] Lacan J. (1972) Le Séminaire, livre XX « Encore», Paris, Seuil, 1975, p. 99.

[5] Bonnaud H. « Le corps pris aux mots – Ce qu’il dit, ce qu’il veut » Paris, Navarin-Le champ freudien, 2015.

[6] Alberti C. « Le nouveau de l’amour », Revue en ligne Hebdo Blog 257, décembre 2021 : https://www.hebdo-blog.fr/nouveau-de-lamour-consequence-de-femme-nexiste/

[7] Cf Article de J-A Miller « Biologie lacanienne et événement de corps » Revue La Cause freudienne, 44, Paris, Navarin / Le Seuil, février 2000.

[8] Ibid.

[9] Cf. Brousse M-H. « Politique des identités, politique du symptôme » Revue du Champ freudien Ornicar ? 53, 2019. https://www.ecf-echoppe.com/produit/linconscient-encore-sa-verite-son-reel/

[10] Miller J-A « Une lecture du Séminaire D’un Autre à l’autre », Revue La Cause freudienne, 65, 2007. https://www.cairn.info/revue-la-cause-freudienne-2007-1-page-87.htm

[11] Borgnis Desbordes E. « S’autoriser en médecine », Revue internationale de psychanalyse Mental, 47, Juin 2023, p.85. https://www.ecf-echoppe.com/produit/les-maladies-de-la-medecine/