Une pratique médicale mise aux enchères. Au plus offrant ? 

David Briard.

« Il est certain que se coltiner la misère du monde […] c’est entrer dans le discours qui la conditionne, ne serait-ce qu’au titre d’y protester… »  Les travaux de puls-médecine empruntent cette citation à Lacan et l’applique aux médecins. Nous y faisons référence dans l’argument en ligne sur le Blog de l’année 2022-23 : [1]

Quatre ateliers se succèdent cette année avec des intervenants du terrain pour rendre compte de la pratique médicale, telle qu’elle va. Entre chacun des ateliers, des « dépêches », des « flèches » et des informations en prise directe avec le terrain.

Cette semaine, un mail du Conseil de l’ordre des médecins nous en dit long sur la poursuite du démantèlement de la pratique médicale. Tout d’abord, un vœu : « il faut donc réussir à trouver des moyens pour que chaque médecin puisse être aidé à retrouver du temps médical ». Sur le terrain, les médecins sont submergés par des tâches qui ne sont plus celles au cœur de leur métier, c’est à dire la pratique médicale. Un écart se creuse. Ensuite, une perspective : « tous les professionnels de santé vont donc être appelés à travailler ensemble et à partager les tâches, dans les limites des compétences et de la formation de chacun pour réfléchir à de nouvelles organisations pour fluidifier le parcours de soins ». 

Ce vœu doublé de cette perspective arrive dans l’après-coup d’un démantèlement en marche. Voilà le retour à la fluidification des parcours de soins à l’origine des goulots d’étranglement… 

Le Docteur Vanessa Brun, radiologue, intervenue à notre deuxième atelier « Solitude contre isolement »[2] a très bien éclairé les conséquences de la constitution de tel flux. Elle témoigne de la priorité donnée aujourd’hui à « l’urgence organisationnelle » au détriment de « l’urgence médicale » c’est à dire que le médecin radiologue est trop souvent dépossédé de ce qui fait le cœur de sa pratique : son avis particularisé sur l’indication d’une imagerie. Elle fait voler en éclat le préjugé selon lequel le radiologue serait un « médecin de l’ombre », isolé dans sa pratique, sans lien avec ses collègues médecins et paramédicaux. La réalité est toute autre. Nombre de médecins veulent l’avis averti d’un radiologue donné au-delà de la simple commande ou prescription d’imageries. Chacun aspire à un lien particulier de travail et d’échange, une concertation autour de chaque situation clinique soit un « montage organisa-tionnel » tout particularisé. Le un par un de chaque cas ne peut qu’être envisagé à partir d’une mise en lien toute particulière entre professionnels attentifs et décidés à travailler à plusieurs. 

Respecter ces conditions et l’acte de chacun seraient une grande source d’économies de santé car les effets de formation sont indéniables – ce qui est tout autre que le protocole valable pour tous qui, à terme, suscite toujours un goulot d’étranglement et ferme la porte à toutes les inventions possibles.

Cette lettre du Conseil de l’ordre, dans l’après-coup du démantèlement, ajoute de l’eau au moulin de cette nouvelle mise aux enchères. La visée est plutôt claire : la délégation de tâches qu’interroge le CDOM (Conseil Départemental de l’Ordre des Médecins) auprès du CNOM (Conseil National). Citation : « en parallèle le Conseil départemental s’interroge quant à la position sur la déclinaison proposée de certaines délégations de tâches (comme l’expérimentation de la primo-prescription en 2023 par les IPA, Infirmière de pratique avancée) qui pourraient générer des situations précaires de prise en charge avec des incidences majeures de responsabilité médicale ». 

Nous assistons à un véritable changement de paradigme : une délégation d’une première prescription à d’autres professionnels, aujourd’hui les IPA, et demain auprès d’autres professionnels. Nous pouvons compter sur le « protocole d’exécution » pour sa mise en place. D’une surcharge administrative, nous passons à la délégation de la prescription. Le médecin se voit grignoter petit à petit les parts du travail qui lui revenaient : il est renvoyé à une pratique qui perd toute sa spécificité et qui rejoint la ligne d’un protocole transposable à d’autres professionnels. Le train de la dilution de la pratique médicale est bien en route et produit une « destitution subjective » du médecin qui devient un coordinateur, un distributeur, un administratif. 

La logique managériale infiltre toujours davantage ce qui fait tout le singulier de sa pratique. Sous couvert des médecins débordés, un nouvel ordonnancement s’impose. Mais les nouveaux leitmotivs poussent le médecin à libérer sa pratique de tâches médicales au profit de tâches administratives : ils l’isolent davantage. Puls-médecine donne la parole aux médecins qui ne cessent de mesurer la réduction drastique de leur possibilité d’intervention, se bricolant une « zone à défendre » (ZAD) contre l’isolement progressif que ces nouvelles politiques suscitent : « la solitude contre l’isolement ». Si la solitude concerne leur acte, l’isolement concerne le délitement du lien si nécessaire entre soignants, lien qui demande temps et aménagements.

Répondre à la seule urgence généralisée, valable pour tous, c’est se situer hors-savoir. 

Les ateliers cliniques de puls-médecine mettent en lumière, par le témoignage de ses invités, le non-mesurable, l’incom-mensurable, l’imprévisible qui, d’être pris en compte, s’élabore en savoir et mérite transmission : un savoir de l’expérience.

La mise de chaque médecin est gage de sortie de l’isolement. Réhabiliter la solitude contre l’isolement, c’est leur redonner dignité tant dans leur mission – non sans lien avec quelques autres – que dans leur acte : un par un, unique, non reproductible, non protocolisable. Il troue. 


[1] Argument des travaux de l’année 2022-23, en ligne Blog :  https://www.pulsmedecine.com/largument-puls4/

[2] Atelier n°1 » Solitude contre isolement », en ligne Blog : https://www.pulsmedecine.com/solitude-contre-isolement/